Après plus de trente ans d’existence, le rap français s’est construit des héros, des gagnants, des légendes mais aussi des oubliés, des «perdants magnifiques» comme dirait Sameer Ahmad.

Ces dix dernières années, Doc Gynéco a fait parti de cette dernière catégorie, à cause de trop de présence sur les plateaux télé, de showbiz, de politique avec son soutien à Nicolas Sarkozy pendant la campagne de 2007 qu’il considérait comme son maître à penser (sic). Toutes ces facéties nous avaient fait oublier que Doc Gynéco est avant tout un grand rappeur. Il faut pourtant retourner à ses débuts, dans les années 90. Après toutes ces errances, le rappeur de porte de la Chapelle décide de revenir à ces premiers amours avec la réédition de son premier album devenu classique, Première Consultation, sorti le 15 avril 1996. Séquence nostalgie.

Étant beaucoup trop jeune pour avoir pu vivre ces années, j’ai découvert le premier album du Doc vers 2012-2013. Je me souviens aussi d’avoir grandi avec les compiles cassettes de la famille, où Fille du Moove tournait en boucle. Quant tu es gosse, les paroles ne sont pas bien comprises mais tu adhères tout de suite au groove du son, à la douceur de la voix. Doc Gynéco avait ce charisme qui le destinait à un large public.

Revenons à la genèse du projet. Tandis qu’en 1995, le Ministère Amer, le groupe sarcellois de Stomy Bugzy, Passi et Guetch connaît des déconvenues avec les autorités (les syndicats de police surtout) à cause son rap controversé et brut de décoffrage; Bruno Beausir alias Doc Gynéco signe un contrat avec Virgin et part pour Los Angeles pour enregistrer son premier album. A la recherche du son californien, le Doc rencontre Ken Kessie qui produit entièrement Première Consultation. Avec ce musicien américain qui a travaillé avec Sylvester, En Vogue ou sur la B.O d’Apocalypse Now, le Doc retrouve une ambiance live qu’il souhaite pour son album, des sonorités qu’il juge plus chaudes, plus vivantes et plus californiennes. La démarche est révolutionnaire pour la France car il est le premier rappeur français à collaborer directement avec des musiciens américains. Contrairement à la tendance du rap français plutôt new-yorkaise, le Doc préfère chanter sur des ambiances west coast. Ainsi sur Première Consultation, le rappeur a fait appel à une multitude de musiciens, de chanteuses américaines pour les chœurs qui participent grâce au carnet d’adresse de Ken Kessie.

Dans l’interview qu’il a donné pour l’émission Deeper Than Rap, Doc Gyneco révèle qu’il a trouvé à Los Angeles cette influence g-funk, en parlant d’une «composition en harmonie». Pour les morceaux, il chantait les mélodies a capella afin que les musiciens les reproduisent avec leurs instruments. C’est ce qui permet à l’album d’être aussi agréable à écouter, les quinze morceaux s’enchaînent simplement comme des tubes potentiels et bénéficient d’une rare richesse musicale.

L’album s’ouvre dans cette ambiance suave, avec son single sensuel, Viens Voir le Docteur. Le rappeur impose déjà son mode opératoire avec des phrases langoureuses et aguicheuses. Le Doc construit son personnage mêlant désir sexuel au charisme du rappeur. Ensuite, l’album enchaîne avec un combo parfait: Dans Ma Rue, Nirvana, Passement de Jambes, Vanessa, Né Ici… Chaque morceau est un must, il y a une diversité  des thèmes traités: que se soit avec Nirvana, une ballade mélancolique et suicidaire ou bien avec Né Ici, où il compare la douceur de vivre des îles antillaises et la misère du XVIIIe. Son écriture singulière nous plonge directement dans son univers, grâce à de fortes images métaphoriques.

Doc Gynéco affirmait sa différence par son indifférence au mouvement hip hop qu’il jugeait sectaire. Dans Classez moi dans la variet’, il s’adresse au monde du rap et sollicite son attachement à la chanson française. Le Doc a toujours revendiqué l’importance du texte, l’attention accordée aux mots, à la diction. C’est ce qui le distingue en tant que rappeur qui se préoccupe peu de la technique, qui préfère prolonger les voyelles et adopte un rap-chant peu conventionnel pour l’époque. D’ailleurs dans la suite de sa carrière, il garde cette originalité en collaborant avec différents chanteurs français comme Catherine Ringer, Renaud, Laurent Voulzy, Chiara Mastroianni et même Bernard Tapie dans un morceau d’anthologie, C’est beau la Vie (comme il l’affirme on peut être visionnaire et se planter).

On retrouve aussi Passi sur le duo Est-ce que ça le fait pour certifier la filiation avec le Ministère Amer dans un morceau plus punchy. Sur No se vende la calle, il fait intervenir un rappeur latino inconnu du coin, El Maestro pour un morceau sentant bon le mélange qui caractérise la Cité des Anges. L’un des chefs d’œuvres est, selon moi, Dans ma Rue, un morceau phare qui décrit son quartier de porte de la Chapelle. Tout en montrant les «vices de sa rue» du XVIIIe avec les trafics, la prostitution, les toxicos, il compose un tableau complexe et fantasmé de son quartier mélangeant les diverses influences. Avec ces sirènes typiques californiennes au refrain, Doc Gynéco impose sa nonchalance pour un morceau phare sur l’authentique XVIIIe arrondissement.

Que se soit en traitant de la rue, des femmes, du foot, de la célébrité, de la paternité; Doc Gynéco garde un ton authentique mais surtout non revendicatif. C’est ce qui marque sa spécificité à l’époque où le rap était plus porté sur des messages. Doc Gynéco préfère rapper des storytelling, ses histoires sans morales et ses envies. Capable d’une déclaration d’amour à Vanessa Paradis ou sur le football dans ce qui reste comme le meilleur morceau des années 90 sur le sport-roi, Doc Gynéco reste imprévisible dans sa musique, il garde cette liberté de ton ce qui le rend profondément attachant.

Vingt ans après la sortie, il n’est pas forcément évident de trouver des héritiers de cet album dans le rap game. C’est plutôt son ancien collègue du Secteur Ä, Lino  qui a marqué les années 2000 avec son rap qui claque, à coup de punchlines et de phrases chocs. Doc Gynéco a ouvert un rap plus débridé avec une posture désinvolte. Mais les années 2010 révèlent un retour vers ce rap ouvert au chant et à d’autres univers (PNL, Hamza).

Quand il évoque ces quinze dernières années, le Doc évoque la nécessité d’être «passer par là (la célébrité), de faire toutes ces erreurs» pour pouvoir s’accomplir pleinement. Il y a un peu le sentiment de gâchis au vu de son talent, d’avoir perdu trop d’années avant de retourner véritablement à la musique. Un perdant magnifique vous dis-je.

Doc Gynéco, Première Consultation Réédition, Parlophone/ Warner Music France, 1996/2016.

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